Par Candice Boclé,
Directrice Investissement Responsable de Mandarine Gestion.
Porté par une vague de
scepticisme venue d’outre-Atlantique, l’ESG traverse une crise de confiance qui
rebat les cartes de l’investissement durable. Ce backlash pourrait néanmoins
pousser les entreprises à dépasser la logique de conformité pour faire de l’ESG
un véritable levier de transformation stratégique.
Les racines du backlash de l’ESG
Entre « green fatigue »
et retour du réel, l’ESG fait face depuis quelques années à son propre
paradoxe. Plus il devient incontournable, plus il suscite du scepticisme.
Depuis son origine, l’ESG prétend offrir un cadre universel pour évaluer la
durabilité. Mais en réalité, les critères varient d’un pays à l’autre, d’un
secteur à l’autre et même d’un acteur à l’autre. Résultat : deux entreprises
peuvent obtenir des scores ESG élevés tout en ayant des pratiques très
différentes, ce qui alimente la confusion et la méfiance.
De nombreuses
entreprises publient des rapports ESG détaillés sans transformation réelle de
leur modèle économique. Ce décalage entre la communication et l’action nourrit
l’accusation de greenwashing et affaiblit la crédibilité du concept. Des
discours simplistes et des preuves insuffisantes ont érodé la confiance dans
certaines approches ESG, tandis que la vision manichéenne du Net Zero, de la
diversité et de la labellisation des fonds a créé de nouveaux risques
réputationnels.
Par ailleurs, face à
l’éternel débat de la surperformance ou non des fonds ESG, beaucoup
d’investisseurs peinent à mesurer la matérialité des critères utilisés. Il
existe des études montrant que certaines questions liées à la durabilité
génèrent effectivement des rendements à long terme, mais cela ne signifie pas
nécessairement que tout ce qui relève de l'ESG va améliorer les rendements. Si
l’ESG est bénéfique sur le long terme, pourquoi son adoption est-elle perçue
comme une contrainte réglementaire coûteuse ?
Quand l’Europe régule :
l’ESG piégé par son propre arsenal normatif
Il ne fait guère de doute que l'UE, dont l'économie stagne, doit réduire les formalités administratives. La jungle règlementaire avec ses quelque 14 000 actes juridiques adoptés entre 2019 et 2024 n'a pas aidé. Le coût de la mise en conformité de la directive sur le reporting extra-financier (CSRD) varie entre
150 000 euros pour les entreprises non cotées et 1,5 million d'euros pour les entreprises cotées. La Commission a proposé de reporter les délais et d'exempter environ 90% des entreprises initialement assujetties à la directive CSRD. La confusion règne et porte atteinte au climat des affaires en Europe.
En effet, les grandes entreprises soulignent qu'il est difficile de fournir des données ESG de leurs chaînes d'approvisionnement si leurs fournisseurs ne jouent pas le jeu. Les petites entreprises ne savent pas si elles doivent poursuivre leurs efforts en matière de collecte de données ou abandonner. Beaucoup craignent que la Commission se précipite pour apaiser – et imiter – les États-Unis, en plein virage
pro-business.
Mise en perspective
nécessaire : impact réel ou relatif sur les flux ?
L’environnement
géopolitique tendu, notamment avec le retour de Donald Trump à la Maison
Blanche, a certes affaibli les priorités climatiques et introduit des risques
juridiques pour les stratégies ESG. Ces préoccupations ont été plus vives aux
États-Unis mais gagnent également du terrain en Europe. En termes de
conséquences concrètes sur les flux, il convient de relativiser la décollecte
nette enregistrée au premier trimestre 2025 (-8,6 milliards de dollars) pour
les fonds ESG (selon les données de Morningstar).
En effet, la nouvelle réglementation européenne sur la dénomination des fonds ESG a clairement joué un rôle. Depuis novembre 2024 pour les nouveaux fonds (et mai 2025 pour les fonds existants), l’ESMA impose des critères stricts pour l’utilisation de termes comme « ESG », « durable » ou « impact » dans les noms de fonds. A titre d’exemple, un fonds ne peut utiliser le mot « durable » que s’il investit au moins
50% dans des actifs considérés comme durables. Par ailleurs, les fonds
doivent exclure certains secteurs controversés (armes, énergies fossiles, etc.)
pour pouvoir se revendiquer ESG. Certains investisseurs ont interprété ces
ajustements comme un aveu de greenwashing passé. Ce climat de prudence a
entraîné une baisse des encours des fonds ESG, devenant moins nombreux sur le
marché. Enfin, cette décollecte représente seulement 0,2% des encours totaux de
fonds ESG, ce qui incite à relativiser.
L’IA au service de
l’ESG : une réponse stratégique au backlash actuel ?
A condition d’être
utilisée pour renforcer la rigueur et la traçabilité des engagements des
sociétés, l’Intelligence Artificielle peut représenter un levier puissant pour
un secteur en pleine mutation.
L'IA a en effet
l’avantage d’accélérer l'analyse de la durabilité en traitant rapidement de
grands ensembles de données. Cependant, elle ne peut remplacer le jugement
humain, en particulier lorsqu'il s'agit de facteurs qualitatifs tels que la
culture d'entreprise, l'intention des dirigeants ou la crédibilité des
stratégies de neutralité carbone. Les investisseurs qui réussiront sauront
combiner l'IA avec une expertise robuste dans l’intégration de l’ESG : aller
au-delà des slogans pour privilégier la nuance, la transparence et des données
rigoureuses sur des enjeux matériels. Dans ce contexte, l'IA apparaît comme un
outil précieux.
En somme, l’ESG est pris entre son ambition de transformation systémique et les limites de son application concrète. C’est ce tiraillement qui alimente le backlash actuel. Si l’Europe et les gestionnaires de fonds ne renoncent pas à leurs ambitions climatiques, le recul des États-Unis sur l’investissement durable offre une fenêtre d’opportunité aux gestionnaires européens, qui commencent à capter une part croissante des capitaux redéployés.


