Une analyse de Victor Delage*, Angèle Malâtre-Lansac**
Institut Terram
L'impact de la mobilité
sur la santé – en particulier mentale – reste largement négligé, souvent
éclipsé par des considérations techniques ou économiques. C’est là l’un de ses
angles morts les plus persistants. Selon nos données, une partie significative
des Français déclare avoir déjà souffert de détresse psychologique, voire de
troubles psychiques : 67% d’entre eux ont connu une période intense de stress
ou d’anxiété, 67% des troubles du sommeil, 53% des symptômes dépressifs, 32% un
burn-out, 27% ont pris des antidépresseurs et 24% ont ressenti de la colère
pouvant les amener à être violent.
1. Des transports qui
impactent la santé globale
Les difficultés des
transports quotidiens apparaissent comme un facteur déterminant dans la
souffrance psychique :
• 41% des personnes ayant connu des symptômes
dépressifs estiment que leurs problèmes de déplacement en sont en partie la
cause ;
• cette proportion est identique pour celles
ayant été touchées par des troubles du sommeil (41%) ;
• elle grimpe à 43% pour les cas de stress ou
d’anxiété et de burn-out, 44% pour la prise d’antidépresseurs et jusqu’à 46%
pour les épisodes de colère violente.
2. Une perception
influencée par l’âge, la distance parcourue et l’orientation politique
Aller chaque jour de
chez soi à son lieu d’étude ou de travail n’est pas sans conséquence :
• pour 30% des étudiants et actifs, ces trajets
quotidiens pèsent directement sur leur santé ;
• les jeunes sont les plus concernés : 35% des
18-34 ans, contre 22 % chez les 50-64 ans ;
• plus la distance parcourue est importante,
plus les effets se font sentir : 67% au-delà de 50 kilomètres, contre seulement
19 % en dessous de 5 kilomètres ;
• le positionnement politique influe : 37% des
personnes « très à gauche » et 38% des « très à droite » se disent affectées,
contre 27-29% au centre ou modérées.
3. L’origine
géographique joue un rôle sur les effets des mobilités sur la santé mentale
Les effets néfastes des
trajets domicile-lieu d’étude ou de travail sur la santé mentale se révèlent
plus prononcés en milieu urbain :
• 39% des urbains déclarent une source d’anxiété liée à leurs déplacements, contre 30 % en zone rurale
• 47% des urbains évoquent une fatigue générale
(contre 45% des ruraux), 38% une charge mentale accrue (contre 34%) et 29% des
émotions comme la colère ou l’irritabilité (contre 22%) ;
• en revanche, sur le plan économique, les
ruraux (43%) sont plus nombreux que les urbains (35%) à considérer que leurs
frais de transport sont trop élevés.
4. Être une femme en
mouvement : mobilités sous tension, santé mentale en alerte
Les transports agissent
comme un amplificateur discret de vulnérabilités structurelles : surcharge
domestique, précarité, inégalités professionnelles, injonctions à la
disponibilité… L’insécurité reste un enjeu fort : 56% des femmes de moins de 35
ans insatisfaites de l’offre ne s’y sentent pas en sécurité (contre 43% en
moyenne).
5. La mobilité des
familles monoparentales comme fardeau invisible
Les parents isolés
cumulent des vulnérabilités similaires à celles observées chez les femmes :
fatigue mentale, charge logistique, stress ou troubles du sommeil au-dessus de
la moyenne. L’impact psychique des déplacements est fort : 43% d’entre eux
associent les transports à un épisode de colère intense, parfois avec des
gestes violents (contre 22% pour les personnes sans enfants à charge).
6. Un sentiment
d’assignation à résidence majoritaire
Une part significative
de la population française exprime un sentiment d’assignation à résidence faute
de solutions de transport adaptées :
• 54% des urbains affirment structurer leur vie
autour des transports (contre 47% des ruraux) et 59% se sentent démunis face
aux difficultés de transport (contre 52%) ;
• 57% des répondants, tous territoires
confondus, estiment que le manque de desserte limite leurs perspectives. Ce
déficit de mobilité conduit 53% des urbains et 46% des ruraux à renoncer à
certaines activités ;
• 48% des urbains et 45% des ruraux disent se
sentir prisonniers de leur environnement.
7. Le niveau de stress
varie selon le mode de déplacement
La marche, utilisée
seule, est associée au plus faible niveau de stress (14%), suivie de la voiture
(17%) et de la marche couplée à un autre mode (21%). Le train (28%), le bus ou
le covoiturage (30%), le vélo (32%), puis le métro ou le tramway (34%) génèrent
un stress plus marqué. Les deux-roues motorisés (40%), la trottinette (41%) et,
surtout, l’autopartage (49%) apparaissent comme les modes les plus anxiogènes.
Lorsqu’on interroge les
usagers des modes de transport alternatifs – qu’ils soient actifs ou collectifs
–, ceux-ci sont perçus comme plus agréables et moins stressants que la voiture
:
• la marche arrive en tête : 73% des personnes
qui marchent régulièrement pour leurs trajets y trouvent plus de plaisir en
comparaison à l’automobile, et 71% estiment qu’elle réduit le stress ;
• le vélo arrive juste derrière (79% plus de
plaisir, 68% moins de stress), suivi de la trottinette (66% et 72%) ;
• les deux-roues motorisés procurent eux aussi
un fort sentiment de plaisir (75%) et sont perçus comme moins stressants par 64
% de leurs usagers ;
• viennent enfin la marche combinée à un autre
mode (67% plus de plaisir et 69% moins de stress), le covoiturage (59% et 58%),
le bus (58% et 64%), le métro ou le tramway (55% et 60%), le train (56% et 58%),
puis l’avion (61% de plaisir et 53% de réduction du stress).
8. Des niveaux de
satisfaction face aux transports collectifs hétérogènes
Pour que le trajet
devienne un moment utile ou agréable, encore faut-il que les infrastructures,
services et cadences soient adaptés :
• 73% usagers des transports en commun s’en
disent satisfaits pour les trajets du quotidien (courses, loisirs, rendez-vous)
;
• 71% pour les démarches pratiques
(administratives, médicales) ;
• 70% pour les déplacements professionnels ou
académiques.
Toutefois, de fortes
disparités apparaissent dès lors qu’on tient compte de la typologie de
territoire. Entre zones urbaines et rurales, les niveaux de satisfaction
varient de manière marquée, avec des écarts de vingt points ou plus, révélant
une fracture claire dans l’accès perçu aux services de mobilité. Par exemple,
pour les déplacements liés au travail ou aux études, 76 % des urbains se disent
satisfaits de l’offre de transports collectifs, contre 56 % des ruraux.
9. Le paradoxe du
sédentaire : télétravail et recomposition de la mobilité
Libérés de la routine
pendulaire, nombre de télétravailleurs développent un rapport reconfiguré, plus
stratégique et souvent apaisé, au transport collectif. Dans ce nouveau cadre,
les transports en commun ne servent plus seulement à se déplacer : ils deviennent
un espace-temps mobilisable, un outil d’organisation du quotidien, voire un
levier de régulation mentale. S’épargner les contraintes de stationnement (77%), ne pas conduire (71%), maîtriser son budget (65%) ou encore bénéficier
d’horaires réguliers (61%) sont autant de facteurs perçus comme réduisant le
stress.
10. L’intermodalité
perçue comme source de bonne santé mentale et physique
Parmi les usagers des transports collectifs, 22% d’entre eux déclarent y recourir quotidiennement,
25% au moins une fois par semaine, 10% au moins une fois par mois, 16%
encore plus occasionnellement et 19% jamais. Enfin, 8% se disent non
concernés, souvent en lien avec des contraintes physiques, territoriales ou
personnelles. Pourtant, ses bénéfices sont reconnus : 76% des personnes qui
associent mobilités actives et transports en commun estiment que cela a un
impact positif sur leur santé mentale.
*Victor Delage est le fondateur de
l’Institut Terram. Il est l’auteur de plusieurs études, parmi lesquelles
figurent récemment Les Ruraux face aux déchets sauvages : principes, pratiques,
attentes (Institut Terram, novembre 2024) et Jeunesse et mobilité : la fracture
rurale (coécrite avec Salomé Berlioux et Félix Assouly, Institut Terram-Rura,
mai 2024). Il dispense un cours intitulé « Les think tanks dans l’Union
européenne : rôles, stratégies, dynamiques » au master Gouvernance européenne
de Sciences Po Grenoble. Il a été responsable des études et de la communication
à la Fondation pour l’innovation politique entre 2017 et 2023.
**Angèle Malâtre-Lansac est déléguée
générale de l’ Alliance pour la Santé Mentale, association qui oeuvre à faire
de la santé mentale une priorité politique afin d’améliorer la prévention et
l’accès aux soins, de mieux informer et de changer les regards sur les troubles
psychiques. Elle coanime le Collectif « Santé mentale Grande cause nationale »
qui fédère plus de 3 400 organisations du champ de la santé mentale et a été
nommée par le Premier ministre comme personnalité qualifiée pour accompagner le
gouvernement dans la Grande cause nationale 2025. Elle a dirigé le programme
santé de l’Institut Montaigne (2010-2022) et a travaillé au sein du cabinet du
ministre de la Santé (2022-2023). Elle est lauréate du Harkness Fellowship in
Healthcare Policies (2018-2019).