Par Karen Azran associée au cabinet Lussan et responsable du département droit du travail sur le thème du travail dissimulé.
Dans les secteurs du
BTP, de l’hôtellerie, de la restauration ou encore du nettoyage, une réalité
s’impose depuis des années : des entreprises peinent à recruter, et
lorsqu’elles y parviennent, c’est parfois au prix d’un contournement de la
légalité. Le travail dissimulé y est devenu un phénomène aussi massif que
structurel. Les employeurs, souvent démunis face à une pénurie de main-d’œuvre
chronique, se voient contraints d’embaucher des personnes sans titre de séjour
— au risque de sanctions administratives lourdes, pouvant mettre en péril la
viabilité même de leur activité.
Ces situations se
multiplient, toujours similaires, toujours absurdes : des chefs d’entreprise
sanctionnés pour avoir donné du travail à ceux qui en cherchent et dont
l’activité ne peut se passer. Il ne s’agit pas de cautionner une infraction,
mais de regarder lucidement une impasse juridique qui génère, en chaîne,
précarité sociale et fragilité économique.
Le cœur du problème
réside dans une confusion persistante entre le droit au séjour et le droit au
travail. Aujourd’hui, une personne étrangère sans titre de séjour ne peut
légalement travailler en France. Pourtant, ces personnes sont déjà là,
présentes sur le territoire, souvent depuis plusieurs années, prêtes à
travailler, à cotiser, à participer à l’économie nationale. En face, des
entreprises cherchent désespérément à recruter — mais n’ont légalement pas le
droit de les embaucher. C’est l’illustration parfaite d’un cercle non vertueux
: parce que la loi n’encadre pas, elle oblige à contourner.
Et ce contournement
coûte cher. Très cher. En moyenne, une entreprise prise en flagrant délit de
travail dissimulé s’expose à 5 000 euros d’amende par salarié concerné, doublée
si celui-ci est en situation irrégulière, sans compter les redressements sociaux,
les poursuites pénales, la fermeture administrative ou la perte d’aides
publiques. Ce sont des entreprises qui ferment, des activités stoppées net, des
emplois détruits — et in fine, un tissu économique local fragilisé.
Il est temps d’ouvrir
un débat responsable, délié des peurs et des postures. Et si nous autorisions,
de manière encadrée, des personnes sans titre de séjour à travailler dans les
secteurs qui sont en tension en révisant objectivement et rapidement la liste
de ces secteurs, les régions et les postes concernés ? Cela ne signifie pas légaliser
l’irrégularité, mais au contraire sortir de l’ombre des milliers de personnes
et d’entreprises piégées par une législation inadaptée aux réalités. Ce serait
offrir à chacun un cadre de travail digne, des droits, une protection. Ce
serait aussi une réponse concrète à la crise de recrutement qui s’aggrave
chaque année.
Maintenir le statu quo
sur cette question c’est alimenter un système qui tourne sur lui-même et qui
sanctionne encore une fois avant tout nos entrepreneurs qui écopent de lourdes
amendes et redressements.
Nous nous devons de nous interroger sur le caractère équitable et juste de la Loi. Notre droit du travail a vocation à protéger. Il ne peut continuer à punir ceux qui, par nécessité, agissent là où l’État ne propose pas d’alternative réaliste.
Repenser le lien entre séjour et emploi, comme cela existe ailleurs, permettrait de ne pas faire peser sur les épaules des plus vulnérables — travailleurs comme employeurs — le poids d’une hypocrisie devenue intenable.