Par Thibaut
Antoine-Pollet, expert en premiers secours et protection cardiaque.
En 2019, un petit
cercueil en chêne est retrouvé dans la cathédrale du Mans. À l’intérieur, un
cœur embaumé, enveloppé dans un linge et de la paille. Aucune inscription.
Rien, sinon la persistance d’un geste : celui de séparer le cœur du corps pour
le placer ailleurs. Pour le faire durer. Pour le faire parler.
On croit parfois que
notre société a coupé avec les anciens rituels funéraires. Pourtant, ces cœurs
isolés — carditaphes, selon le terme savant — nous racontent encore quelque
chose de notre rapport au souvenir, à la terre, et à la trace.
Une pratique née de la
distance
L’histoire de ces cœurs
séparés commence au temps des croisades. Mourir à des milliers de kilomètres
posait une question logistique mais aussi spirituelle. Comment “rentrer chez
soi” quand le corps ne peut suivre ? Certains se faisaient excarner — chair bouillie,
os ramenés. Les Français, eux, préféraient embaumer le cœur. Plus simple à
transporter. Moins brutal. Plus symbolique.
Peu à peu, cette
pratique gagne les cours royales et princières. Le cœur devient un objet
funéraire autonome. Louis IX fait rapatrier le cœur de son frère Alphonse. Puis
les rois de France adoptent une norme : tripartition du corps. Le corps à
Saint-Denis. Le cœur dans une église, souvent jésuite. Les entrailles dans une
abbaye.
Ce morcellement n’est
pas une profanation. Il multiplie les lieux de mémoire. Il décuple les
cérémonies. Il permet à plusieurs villes, plusieurs communautés, de faire deuil
et de mémoire.
Le cœur comme trace
L’exemple de Louis XIV est emblématique : corps à Saint-Denis, entrailles à Notre-Dame, cœur aux Jésuites. Celui d’Henri IV l’est encore plus : son cœur, envoyé à La Flèche, donnait lieu à des cérémonies jusqu’au XIXe siècle. Le cœur devient une présence. Parfois même un outil de propagande.
Cette pratique ne reste
pas confinée aux rois. Elle concerne aussi les artistes. David, exilé à
Bruxelles, fait rapatrier son cœur à Paris. Chopin, angoissé à l’idée d’être
enterré vivant, demande qu’on retire son cœur : il repose aujourd’hui dans une
colonne de l’église Sainte-Croix de Varsovie. Maria Walewska, maîtresse de
Napoléon Ier, fait l’inverse : son cœur à Paris, son corps en Pologne. Quant à
Napoléon, son cœur ne put jamais être renvoyé à Marie-Louise, comme il l’avait
souhaité.
Le cœur, monument
intérieur
Parfois, le cœur n’est
même plus là, mais sa trace demeure. À Bar-le-Duc, un monument funéraire en
forme de squelette — le célèbre transi de René de Chalon — tient un cœur dans
ses mains. Une image forte : celle d’un défunt qui offre son cœur au ciel. Ce
n’est plus une représentation du pouvoir, mais de la fragilité. Le cœur y
devient une sorte d’ultime message.
Le cœur n’est pas qu’un
organe. Il incarne. Il condense. Il résiste.
Aujourd’hui, une
tradition éteinte ?
Avec la Révolution et
la République, ces pratiques s’effacent. Jugées aristocratiques, religieuses,
trop marquées. La tripartition disparaît. Mais elle subsiste ailleurs. Le
dernier Habsbourg à avoir été embaumé selon cette coutume est mort en 1878. Et
en 2011 encore, Otto von Habsbourg a vu son cœur séparé du reste de son corps.
Ce que nous disent ces
rituels, c’est que l’humain ne meurt pas toujours d’un seul bloc. Qu’on peut
vouloir reposer en plusieurs lieux. Qu’un cœur peut être plus qu’un reste : un
témoin. Une balise. Une mémoire.
Ces cœurs là ne battent plus. Mais ils persistent. Et parfois, ils nous rappellent qu’un fragment suffit à raconter toute une vie.
A propos de l’auteur : Thibaut Antoine Pollet est un entrepreneur engagé dans la prévention des arrêts cardiaques et la sécurisation des espaces publics et privés. Après avoir mené une carrière dans de grandes institutions bancaires aux États-Unis, il décide en 2017 de reprendre Locacoeur, à la suite d’un événement personnel qui bouleverse sa vision des enjeux liés à l'urgence vitale.


