Le point de vue de Fidel Martin,
Président d’Exoé
L’Europe parle
volontiers de souveraineté énergétique, numérique ou industrielle. Mais sa
souveraineté financière, elle, se délite dans un silence presque résigné.
Pendant que les
capitales européennes débattent des taux d’intérêt ou des politiques
budgétaires, un autre enjeu stratégique se joue en coulisse : le contrôle de
ses marchés. Or, sur ce terrain-là, l’Europe a progressivement abandonné la
main.
Aujourd’hui, une part
significative des infrastructures qui font battre le cœur de la finance, plateformes
d’exécution, flux de données, indices de référence, technologies de trading,
sont sous pavillon non européen. Ce n’est pas seulement une question de
géographie : c’est une question de dépendance structurelle. Et dans la finance,
la dépendance est toujours le premier pas vers la vulnérabilité.
Une Europe fragmentée,
unifiée seulement dans la complexité
Depuis la mise en place
des directives MiFID, l’Europe s’est dotée d’un corpus réglementaire ambitieux,
souvent pionnier. L’objectif était noble : créer un espace financier intégré,
transparent, compétitif. Mais dans les faits, la multiplication des règles et
l’absence de vision politique commune ont produit l’effet inverse : une
fragmentation opérationnelle et une complexité paralysante.
Chaque pays a
interprété la régulation selon ses propres priorités. Les infrastructures sont
dispersées, les liquidités éclatées, les coûts de conformité prohibitifs.
Résultat : pendant que
l’Europe s’enferme dans ses textes, les États-Unis consolident leurs acteurs et
imposent leurs standards.
Les grands flux
européens de données et d’exécution transitent désormais par des systèmes
américains ou britanniques. Même nos indicateurs de référence, les fameux
indices de marché, sont souvent calculés et hébergés hors de l’Union.
Cette perte de maîtrise
n’est pas visible au quotidien. Elle ne se traduit pas par une crise immédiate,
mais par une érosion lente de la souveraineté : les décisions critiques, les
innovations de rupture et les outils d’exécution stratégique ne sont plus
décidés à Paris, Francfort ou Amsterdam, mais ailleurs.
La souveraineté
financière, une question de données et d’accès
La véritable
souveraineté ne se mesure pas en discours, mais en capacité d’action.
Or, dans la finance
moderne, la donnée est le nouveau pouvoir.
Qui contrôle la donnée
de marché contrôle la liquidité, la transparence, et donc la capacité à
influencer les prix.
Aujourd’hui, une
poignée d’acteurs mondiaux contrôle l’accès, la diffusion et la valorisation de
ces données. Pour les institutions européennes, cela se traduit par des coûts
croissants, une dépendance technique, et une perte d’autonomie stratégique.
Même les régulateurs
peinent à suivre le rythme : ils dépendent des infrastructures qu’ils sont
censés superviser.
À cette dépendance
informationnelle s’ajoute une dépendance technologique. Les plateformes
d’exécution reposent sur des logiciels, des algorithmes et des architectures
souvent développés hors d’Europe.
Le risque est clair :
en cas de crise ou de rupture géopolitique, le continent se retrouverait
partiellement aveugle et impuissant sur ses propres marchés.
Repenser la
souveraineté : ni protectionnisme, ni naïveté
Reprendre la main ne
signifie pas ériger des murs. Il ne s’agit pas de bâtir une forteresse
financière refermée sur elle-même, mais de retrouver une capacité de décision.
La souveraineté
financière européenne doit être pensée comme un écosystème ouvert, mais
conscient de ses intérêts vitaux.
Cela passe par quelques
principes simples :
• Favoriser les infrastructures européennes
interopérables,
capables de rivaliser technologiquement sans dépendre d’acteurs extérieurs.
• Unifier la supervision et la donnée : une véritable base de
données consolidée européenne, accessible, exploitable, et non monopolisée par
quelques fournisseurs privés.
• Soutenir les acteurs neutres et indépendants qui garantissent une
exécution équitable et transparente, sans liens capitalistiques biaisants.
L’Europe ne manque ni
de talents ni d’entreprises capables d’innover dans la finance. Ce qui lui
manque, comme bien trop souvent, c’est une volonté politique cohérente et une
vision industrielle du marché financier.
Une question de
crédibilité
L’Union européenne se
veut être un régulateur mondial. Elle édicte des normes ESG, des cadres de
transparence, des obligations de reporting qui inspirent la planète.
Mais que vaut une norme
quand on ne maîtrise plus l’outil qui permet de la faire respecter ?
Que vaut la
transparence quand les flux de données qu’elle exige dépendent de technologies
externes ?
Cette contradiction
mine la crédibilité de l’Europe. On ne peut pas être le régulateur du monde
tout en dépendant de l’infrastructure d’autrui.
Il ne s’agit pas de
rivaliser avec Wall Street ou la City sur le terrain du volume, mais sur celui
de la maîtrise : maîtrise de la donnée, de la technologie, des standards.
L’urgence d’une vision
La finance européenne a
longtemps été perçue comme une matière technique, réservée aux experts. Elle
est en réalité un levier stratégique de souveraineté, aussi essentiel que
l’énergie ou la défense.
Laisser filer la
maîtrise de ses marchés, c’est accepter que d’autres décident des règles du
jeu.
Reprendre la main
suppose une alliance entre régulateurs, investisseurs et acteurs de marché pour
repenser la gouvernance de l’exécution, la circulation des données et la
transparence algorithmique.
C’est un chantier à
long terme, mais chaque année d’inaction creuse un peu plus le fossé.
Si l’Europe veut peser
dans le monde de demain, elle doit cesser d’être un marché régulé par les
autres.
La souveraineté financière n’est pas un slogan, c’est une stratégie de survie.


