Par Laurent Chaudeurge,
Membre du comité d’investissement de BDL Capital Management
La période du
Quantitative Easing pré-Covid, en conduisant à des taux d’intérêt négatifs,
avait déjà rendu les manuels d’économie obsolètes. Récemment, un autre pilier
de la littérature économique est ébranlé : l’actif sans risque.
L’actif sans risque est
le point d’ancrage de tous les modèles financiers car son rendement détermine
le coût du capital et donc la valorisation de tous les actifs, notamment ceux
avec des cash flows à long terme comme les entreprises. L’actif sans risque est
celui qui offre le rendement le plus faible et tous les autres actifs ont un
rendement plus ou moins supérieur qui reflète leur risque de défaut.
La théorie économique
utilise les emprunts d’Etat pour représenter l’actif sans risque. Le
raisonnement est légitime : l’Etat a des pouvoirs que n’a aucun acteur privé.
Notamment, l’État peut lever l’impôt, créer des prélèvements exceptionnels et
modifier les taux et l’assiette. Concrètement, avant que les flux d’une
entreprise ou d’un ménage ne rémunèrent pleinement des créanciers privés,
l’impôt “passe d’abord”. C’est une forme de séniorité systémique.
Mais ce qui est évident
en théorie l’est rarement en pratique. La France en est un bon exemple.
L’enlisement actuel sur le budget montre que l’Etat n’a aujourd’hui plus les
mains libres ; ni pour augmenter ses recettes, ni pour réduire ses dépenses. En
conséquence, et de manière inattendue, quelques grandes entreprises françaises
privées parviennent à se financer à un taux inférieur à celui du rendement «
sans risque » de la dette française. Cette situation n’est pas inédite mais
elle reste rare, notamment dans les pays développés. Elle survient généralement
en période de stress systémique, comme pendant la crise de l’euro. La
différence cette fois-ci est que le système financier n’est pas au bord de
l’effondrement.
Cependant, à moyen et
long terme, beaucoup d’Etats de pays développés ont des trajectoires
économiques très problématiques. Les années passent et leur dette monte
inexorablement. Leurs dépenses augmentent car de nouveaux défis apparaissent
(financement des transitions énergétiques et digitales, réarmement à marche
forcée) et d’autres s’aggravent (le vieillissement de la population rend le
financement des systèmes de retraites et de santé de plus en plus compliqué).
En parallèle, la visibilité sur leurs recettes fiscales se réduit au fur et à
mesure que l’économie se mondialise et que les entreprises, comme les citoyens,
menacent de changer de domicile à la moindre hausse d’impôts.
A l’inverse, les
entreprises bien gérées ont des atouts que les Etats, en Europe comme aux
Etats-Unis, n’ont pas. Les meilleures peuvent monter leurs prix sans perdre de
volumes. Les plus grandes, très diversifiées géographiquement, ne sont plus
l’otage d’un seul pays. Elles bénéficient de la croissance mondiale et
investissent chaque année, non pour colmater des inefficiences chroniques, mais
pour consolider leur position concurrentielle. De telle sorte que leur
cash-flow libre augmente pendant que le déficit des Etats se creuse. Plus le
temps passe, plus leur situation financière s’améliore alors que celle des
Etats mal gouvernés se détériore. Chaque année, les grandes entreprises
internationales rendent de plus en plus d’argent à leurs actionnaires sous
forme de dividendes et de rachats d’actions alors que les Etats demandent de
plus en plus d’argent à leurs prêteurs.
Malgré ce constat, les
français préfèrent prêter aux gouvernements fragiles plutôt que d’investir dans
des entreprises solides. En plaçant l’essentiel de leurs capitaux dans les
livrets réglementés et les contrats en euro, ils financent le train de vie dispendieux
de l’Etat français depuis des décennies. Cette culture de « rentier »
fonctionne quand votre débiteur a comme priorité de vous rembourser.
Malheureusement, tout laisse à penser que ce n’est plus le cas. Le vrai risque
aujourd’hui pour l’épargnant est donc de continuer à ne pas en prendre.
Il faut oser investir une plus grande partie de notre épargne dans des grandes entreprises internationales bien gérées car elles ont toutes les chances d’être plus fortes et plus solides financièrement dans 10 ans alors que les Etats auront plus de dette et encore moins de marges de manœuvre qu’aujourd’hui.
Ces entreprises sont nombreuses, en France comme Europe, et plusieurs ont des valorisations très attrayantes. Pourtant, les français ne placent actuellement que 6% de leur épargne en actions d’entreprises cotées, cinq fois moins que les américains. Il est temps de faire notre révolution, l’audace est devenue bien moins risquée que l’immobilisme.


