Par Lillien Ellis*, professeur adjoint à la Darden School of Business - University of Virginia
Vous venez
d'avoir une idée géniale qui pourrait tout changer. Mais alors, le doute
s'immisce : et si quelqu'un la volait ? Cette peur est plus courante qu'on ne
le pense. Dans l'économie actuelle basée sur la connaissance, les idées sont
bien plus que des pensées fugaces – elles sont des atouts puissants. Elles
stimulent l'innovation, la croissance des entreprises et façonnent des
secteurs, offrant un avantage concurrentiel unique.
Pour que les créateurs
réussissent, la collaboration et les retours d'information sont essentiels dans
ce processus. Malheureusement, chaque fois qu'ils partagent leur travail, ils
exposent leurs idées à un risque potentiel de vol.
Les préoccupations
courantes en entreprise
La peur du vol d'idées
n'est pas seulement de la paranoïa, c'est une inquiétude justifiée qui touche
les employés à tous les niveaux de l'organisation. Des recherches ont révélé
que plus de 80% des employés ont déclaré que leur supérieur leur avait volé
leur idée, au moins une fois, et près d'un tiers ont affirmé qu'une idée leur
avait été volée par un collègue. Malgré cela, de nombreux managers rejettent
l'idée que le vol d'idées soit un problème sérieux. Ils encouragent plutôt les
employés à se concentrer sur la collaboration, car après tout, personne ne peut
être propriétaire d'une idée, et il y a tellement d'idées. Il existe aussi
plusieurs autres récits expliquant pourquoi les gens ne devraient pas
s'inquiéter du vol d'idées. Cependant, de nombreux employés perçoivent cette
question autrement. J'entends constamment des histoires où quelqu'un a une
idée, disons pour une campagne marketing ou la création d'un nouveau produit,
et quelqu'un d'autre s'attribue injustement cette réalisation et récolte tous
les lauriers, tandis que l'initiateur reste frustré, en colère et, en
conséquence, réticent à collaborer à nouveau.
Le paradoxe de la
protection de la créativité
Les entreprises sont
confrontées à un dilemme difficile : il est nécessaire que les employés
partagent librement leurs idées pour favoriser l'innovation, mais les employés
sont souvent réticents à cette collaboration en raison de la peur du vol. Et si
les employés ont peur que leurs idées soient appropriées, cela influencera la
façon et le moment où, voire même s'ils les partageront au travail.
De nouvelles recherches
que j'ai menées avec Brian Lucas de l'Université Cornell ont révélé un aspect
important, jusqu'ici négligé, de la stratégie des voleurs d'idées – le moment
où le vol se produit le plus fréquemment. Il s'avère qu'il existe un écart
entre le moment où les créateurs estiment que leurs idées sont les plus
menacées et le moment réel où les voleurs passent à l’acte.
Les auteurs d'idées
supposent souvent que les voleurs ciblent des idées achevées et pleinement
développées – des idées qu'ils peuvent simplement s'approprier prêtes à
l'emploi. Cependant, nos recherches montrent que cette hypothèse est erronée.
Nous avons découvert que les voleurs d'idées préfèrent voler à un stade précoce
de leur développement, lorsque les idées sont encore inachevées.
Les voleurs d'idées
éthiques
Mais qu'en est-il de
l'éthique du vol d'idées ? Peut-on arguer que s'approprier ou
"emprunter" des idées à un stade précoce de développement n'est
qu'une forme d'inspiration, et non un véritable vol ?
Les créateurs
perçoivent généralement les voleurs d'idées comme agissant de manière immorale.
Cependant, nos recherches ont montré que les personnes qui s'approprient les
idées des autres se demandent souvent comment minimiser les dommages et
utiliser l'idée de manière qu'elles considèrent comme la plus éthique possible.
Il s'avère que
l'appropriation d'idées à un stade précoce par les voleurs est étroitement liée
à leur façon de penser la moralité. Le vol d'idées inachevées leur semble moins
immorale, car ils peuvent plus facilement le justifier comme de l'“inspiration”,
et non comme une violation flagrante des principes. Les idées initiales
nécessitent moins d'engagement de la part du créateur que les idées plus
développées, ce qui permet aux voleurs de justifier plus facilement leurs
actions, croyant qu'ils causent moins de tort.
Impact sur l’organisation
et érosion de la confiance
Les conséquences du vol
d'idées vont bien au-delà de la frustration individuelle et peuvent être encore
plus nuisibles pour les relations au sein de l'entreprise. Nos recherches ont
prouvé qu'elles sont perçues comme plus graves que le vol financier.
La violation de la
confiance peut avoir des conséquences graves pour l'organisation. La créativité
joue un rôle clé dans l'efficacité du travail et dans la manière dont la valeur
d'un individu est perçue au sein de l'entreprise, en particulier dans une économie
basée sur la connaissance. Les employés doivent être sûrs que leur contribution
créative sera reconnue et leur apportera des avantages. Si ce n'est pas le cas,
il est logique qu'ils choisissent de partir et d'exploiter leur potentiel
ailleurs.
Construire une culture
de sécurité créative
Plutôt que de minimiser
les préoccupations concernant le vol d'idées, les organisations devraient les
aborder activement. Dans ce processus, il est important que les leaders
communiquent clairement les valeurs de l'entreprise. Dans ce cas, l'une des
valeurs clés devrait être la reconnaissance de la contribution créative des
employés et la volonté de l'apprécier.
Je plaiderais pour
l'élaboration de normes culturelles claires concernant l'attribution de la
paternité des idées. Il ne s'agit pas tant de rappeler constamment que
"c'était l'idée de telle ou telle personne", mais plutôt de renforcer
consciemment et délibérément les idées créatives et la contribution que les
individus apportent à l'équipe. Reconnaître un bon travail et des idées
brillantes n'engendre aucun coût.
Aller au-delà des
débats philosophiques
Tandis que certains
affirment que les idées ne peuvent vraiment être possédées ou volées, je
souligne que cela ne correspond pas à la réalité. C'est une question
philosophique riche et engageante, mais ne laissons pas cela détourner
l'attention de la véritable question : les gens ont peur que leurs idées soient
volées et cela peut affecter la façon dont ils travaillent.
Pour les organisations
qui prennent au sérieux le soutien à la créativité et à l'innovation,
s'attaquer à la question du vol d'idées est essentiel pour maintenir la
confiance, retenir les talents et créer un environnement où les idées créatives
peuvent se développer."
Lillien Ellis, professeur adjoint à la Darden School of Business, est co-auteur du livre "Before the ink dries? Creators misjudge idea thieves' preferences for early-stage ideas", publié dans le journal Social and Personality Psychology Compass, et auteur de "The Interpersonal Consequences of Stealing Ideas: Worse Character Judgments and Less Co-Worker Support for an Idea (vs. Money) Thief", publié dans le journal Organizational Behavior and Human Decision Processes.