« Le retour à la réalité risque fort d’être brutal »
Quel regard portez-vous sur les marchés actuels ?
Le moins que l’on puisse dire, c’est que, pour un analyste financier classique, les marchés sont désormais difficiles à décrypter. Il semble que, pour comprendre les niveaux de valorisation actuels de certains titres, l'analyste financier d'hier doit changer de calculatrice et passer de la calculatrice qui lui dit que 2 plus 2 font 4 à celle qui lui dit que 2 plus 2 font 22. Une telle situation n’est pas tenable sur la durée ! Par ailleurs, le contexte actuel de taux zéro rend la tâche des gérants particulièrement difficile : générer de la performance tout en étant prudent est aujourd'hui une vraie prouesse.
Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Nous sommes dans un marché de flux. Peut-être devrais-je dire un marché de fous ? La gestion passive y est pour beaucoup. C’est un outil très pertinent, sauf s'il y en a trop. Le système devient en effet dangereux car les flux s’auto-alimentent. Nous nous sommes intéressés à l’émergence de bulles financières à travers l’histoire. Dans les années 60, une bulle s'est formée suite à l'introduction des fonds d’investissement, des produits que l’on connaissait mal. En 1987, ça a été au tour des stratégies systématiques de déstabiliser les marchés. Aujourd’hui, on peut aisément imaginer que les ETF auront cet impact dans le contexte de marché actuel. Par ailleurs, aux côtés des professionnels de l’investissement, ce sont désormais les particuliers qui achètent en masse sur le marché. Nous suivons en effet de près les ouvertures de comptes auprès des brokers américains. Ces nouveaux investisseurs nourrissent une hausse qui ne trouve aucune justification fondamentale à nos yeux.
Pas même au regard de la croissance bénéficiaire à venir ?
Les taux de croissance anticipés pour la plupart des entreprises ne sont pas réalisables. De nombreux acteurs doivent aujourd'hui procéder à un choix cornélien : conserver leur trésorerie au détriment de la croissance qu'exige le marché où brûler du cash pour financer des dépenses de marketing qui permettront de répondre – sur un temps limité uniquement – aux attentes des investisseurs en matière de croissance. C’est le cas de Netflix, confronté à ce dilemme : produire davantage de contenu pour conserver la dynamique de croissance et gagner de nouveaux clients au détriment des marges.
Quelles en seront les conséquences sur les titres ?
Certains groupes comme Peloton ou encore ZILLOW ont vu leur capitalisation boursière considérablement réduite - de 50 à 70% - suite à L'annonce d'une moindre croissance que celle anticipée par le marché ou encore suite à l'aveu d'erreurs stratégiques manifestes qui ont conduit à une destruction de valeur pour les actionnaires. Dès lors, le retour à la réalité risque fort d’être brutal ces prochains mois avec des taux de croissance médiocre, davantage d'inflation et des taux d'intérêt qui remontent.
Comment voyez-vous les choses évoluer ?
Quelques châteaux de cartes devront s'effondrer. Les annonces commencent à se succéder. Outre Peloton et ZILLOW Group, on peut mentionner Snapchat. L’entreprise a vu son cours de bourse baisser de plus d’un quart en un mois car, après avoir évoqué en début d'année un rythme de croissance anticipé de 50% pendant plusieurs années, elle a récemment concédé n'espérer finalement qu’une croissance de la moitié de cela pour le prochain trimestre. Bien sûr, les investisseurs sanctionnent de telles annonces mais les marchés nous paraissent encore loin des réalités opérationnelles des entreprises.
A quel point ?
Pour certains groupes cotés, les niveaux de valorisation dépassent 50 voire 100 fois les résultats de l'année en cours, lorsqu’il y a des profits mais ce n'est pas toujours le cas. Comment justifier une valorisation d'Amazon à 1 800 milliards de dollars alors qu’à l’occasion des résultats du troisième trimestre, le groupe américain a annoncé un résultat net d'à peine 5 milliards de dollars émanant principalement de son activité informatique AWS et non de la plateforme commerciale. Or, la pérennité de ce seul segment d’activité bénéficiaire dépend précisément d'acteurs tels que Snapchat, client d’Amazon sur AWS. S’ajoutent à ces préoccupations des engagements hors bilan de l’ordre de 200 milliards de dollars. Ce montant ne préoccupe pas nécessairement les investisseurs tant que la capitalisation boursière avoisine 1 800 milliards de dollars mais il pourrait devenir rapidement problématique si le cours de bourse venait à s'effondrer. Comme je l’ai déjà évoqué, une telle exubérance n’est pas tenable sur la durée et il convient de se rappeler que les bulles financières de l'histoire se sont rarement bien terminées.
Quelles sont les solutions envisageables ?
Contrairement à leurs prédécesseurs, Catherine Lagarde et Jérôme Powell ne pourront pas réduire les taux d'intérêt qui sont déjà au minimum et la doctrine « Tina » – There is no alternative – ne peut pas s'appliquer indéfiniment alors que les aberrations de valorisation se multiplient. En plus des exemples précédents, on peut citer également la firme Dassault Systèmes dont le PER est actuellement proche de 100 ou encore Wordline qui présente toujours un PER de 56 après la baisse récente, pour une croissance organique annoncée voisine de 3%.
Que suggérez-vous ?
Il faut faire preuve de discernement. Si, parmi les actions, il y a celles qui sont à la mode et celles qui ne le sont pas, il convient d’aller plus loin. Ainsi, certaines sociétés bien en vue ont des atouts. Ainsi en est-il de Pfizer. Même si la pandémie est derrière nous, ce qui n’est pas acquis, la trésorerie du groupe suffirait à justifier une valorisation plus élevée, surtout au regard des niveaux de valorisation atteints par certains concurrents comme Moderna. Cet exemple montre qu’Il est possible de trouver quelques pistes d'investissement parmi les actions. L’exercice est néanmoins beaucoup plus compliqué sur les différents segments obligataires où, compte tenu de la hausse des taux, les opportunités se font très rares.
Y avez-vous tout de même quelques positions ?
Non, nous en sommes totalement absents comme nous l’étions d’ailleurs déjà en mars 2020. Au cours de la crise sanitaire, nous avons pris temporairement quelques positions suite à l'impact qu’a eu l'annonce de la pandémie sur les marchés de taux. Dans la mesure où le rebond a été très rapide, nous avons tout revendu et n’avons, depuis, plus aucune position obligataire.
Propos recueillis par Thierry Bisaga